Domicile de Fletcher McCaere

Effectivement, l'explication de Fletcher ne convainquit pas son fils. De toute évidence, il était impossible pour lui d'admettre que ses parents n'avaient pas leur mot à dire quant au sexe du bébé et il se demandait si son père ne tentait pas de lui faire passer des couleuvres pour des lanternes. Mais le papa avait très bien joué le coup en détournant le sujet de conversation et le petit garçon se laissa emporter par son propre enthousiasme.

- Je ne veux pas une console, je veux une playstation 3. C'est bien plus qu'une console, c'est aussi un lecteur blueray, une station multimédia complète avec move...

Nigel continua à détailla les arguments marketing de Sony avec le talent commercial que son père lui connaissait. Il passa en revue les spécificités de la console, les compara avec celles des concurrents et insista sur la dernière baisse de prix du matériel. Il était bien lancé et était visiblement prêt à continuer pendant de très longues minutes, jusqu'à épuiser la patience de son interlocuteur comme il l'avait fait quelques moments plus tôt avec ses grands-parents.

Nigel acquiesça même si l’idée de voir son père lui acheter sa console risquait de ne pas favoriser son sommeil. Bien sûr, Fletcher n’avait rien promis, mais quand il avait dit qu’il allait y réfléchir, il était évident que le petit garçon avait entendu un ‘oui’. Nigel s’enfonça dans ses draps, le sourire aux lèvres et le regard illuminé.

Claire était installée dans son lit, elle tournait le dos à la porte et Fletcher n’aurait pas pu dire si elle dormait déjà ou pas. Elle était emmitouflée dans ses couvertures et on ne pouvait voir que ses cheveux dépasser et reposer sur l’oreiller.

Claire soupira au contact de la main de se père. Elle ne dormait pas mais ne se retourna pas pour faire face à Fletcher, elle continuait de lui tourner le dos. Au bout de quelques instants à peser ses mots, la jeune fille se lança et posa une question plutôt instinctive.

- Pourquoi vous faites un bébé ?

Fletcher sentait qu'il marchait sur des œufs. Au delà des motivations des futurs mariés, Claire devait clairement se demander ce qui allait changer pour elle dans un univers où elle avait déjà des difficultés à trouver ses marques.

Claire fit volte face, plus pour pouvoir argumenter que pour réaliser le voeu de son père.

- Mais tu as déjà moi et Nigel. Pourquoi tu veux encore un enfant ?

L'explication sur le don de vie comme aboutissement du couple devait sembler un peu facile et pas assez élaborée aux yeux de la jeune fille. Elle n'avait pas tout-à-fait tort, elle devait savoir que Fletcher et Lisa avaient réfléchi longuement à la possibilité de faire un enfant avant de le concevoir. Claire tenait à connaître au mieux l'état d'esprit de Fletcher face à cette nouvelle paternité. Sans doute cela l'aiderait-elle davantage à se rassurer que par les paroles de son père.

- Et pourquoi maintenant ?

Claire ne comprenait pas pourquoi tout devait changer en même temps. Elle avait montré qu'elle était heureuse de pouvoir vivre à nouveau avec son papa, mais le mariage et cet enfant, ça faisait beaucoup pour un petite fille qui avait déjà des difficultés à gérer la disparition de sa mère.

Effectivement, l’humour dans ce genre de situation, ça passait ou ça cassait. Fletcher avait la chance d’avoir une fille réceptive à ce genre d’esprit, ça passa. Claire sourit spontanément, sans se forcer, et c’était beau à voir. Il y aurait certainement encore d’autres situations dans ce genre là. La jeune fille allait avoir des difficultés à gérer le mariage, la grossesse de Lisa et la naissance de l’enfant. Mais désormais, elle savait qu’elle n’aurait pas à affronter ces épreuves seule, et c’était important. Fletcher avait dorénavant la tâche de ne pas trahir la confiance que sa fille portait en lui et c’était une lourde responsabilité.

Claire resta là à fixer son père sans rien dire. Elle attendait un ‘bonne nuit’ ou éventuellement qu’il lui fasse la discussion. C’était son choix à lui.

- Bonne nuit, papa.

Claire s’enfonça dans sa couette et commença à se détendre avant de partir à la recherche du sommeil qui n’était déjà pas très loin.

Quelques instants après que l’eau ait commencé à ruisseler sur le corps de Fletcher, la porte de la salle de bains s’ouvrit, révélant une silhouette féminine. Sans dire un mot, Lisa s’approcha de la douche avec une grâce féline. Et puis, avant de rejoindre son fiancé pour un moment torride, elle bifurqua à toute vitesse pour plonger la tête dans la cuvette des toilettes et y voir défiler tout le repas qu’elle avait préparé. Les joies de la grossesse.

Quand Lisa leva enfin la tête des toilettes, on pouvait lire sur son visage à quel point elle était nauséeuse.

- Oui, super et toi ?

Avant même que Fletcher ait pu déceler s’il s’agissait ou non d’une réponse sarcastique, la future maman replongea la tête dans les toilettes et se remit à vomir. Quelques instants plus tard, elle releva une nouvelle fois la tête et la posa sur la planche, consciente que s’éloigner des toilettes serait très risqué. Elle regarda son fiancé, avec les yeux fatigués et presque vides.

- Tu ne me toucheras plus jamais.

Bien sûr, c’était la nausée qui parlait, voir les hormones. Lisa était toujours très amoureuse de Fletcher. Mais son caractère au sang chaud cherchait un responsable à ce qu’elle vivait, et si injuste que ça puisse être, Fletcher était le coupable désigné.

Fletcher n’avait pas fini de parler que Lisa recommençait déjà à vomir. Quand elle parvint enfin à se reprendre, elle supplia son fiancé d’une voix faiblarde.

- Arrête de parler de nourriture, par pitié.

L’attention maladroite de Fletcher avait fait pire que mieux. Il fallait espérer qu’il se montrerait plus habile au cours de six mois à venir. Après plusieurs secondes à reprendre son souffle, la future maman tira la chasse d’eau et se rinça la bouche dans l’évier.

Elle se tourna vers Fletcher, révélant un visage blême digne d’un zombie. Consciente du désarroi dans lequel devait se trouver le futur papa, elle le prit dans ses bras pour lui montrer qu’elle ne lui en voulait pas. Ensuite, elle prit un seau vide qu’elle remplit d’un fond d’eau du robinet et indiqua du pouce la sortie de la salle de bains.

- Je vais me coucher.

Fletcher fut réveillé deux fois pendant la nuit par les vomissements de Lisa. Le matin arriva et il allait être l'heure de réveiller les enfants quand elle donna un coup de coude à Fletcher.

- Tu peux conduire les enfants à l'école aujourd'hui ? J'ai pas hyper bien dormi.

A travers la porte et le couloir, Fletcher pouvait entendre Nigel le lève-tôt qui était en train de harceler sa soeur avec la question 'tu dors ?' juste pour le plaisir de l'empêcher de profiter de ses derniers instants de somnolence. Que serait une famille sans les taquineries frère-soeur ?

Nigel rejoignit immédiatement son père dans la cuisine et se prépara pour le petit déjeuner.

- Je peux avoir des pancakes ? Lisa a dit qu’elle ferait des pancakes ce matin.

Claire entre dans la cuisine en baillant et s’étira avant de prendre sa place.

- Lisa est malade.

Apparemment, seul Nigel avait dormi à poings fermés et n’avait pas entendu les allées et venues de la future maman aux toilettes.

- Qu’est-ce qu’elle a ? Elle a trop mangé hier ?

Claire regarda son frère mais elle ne se jugea pas encore assez bien réveillée que pour se lancer dans les explications nécessaires. Nigel prit ça pour une réponse affirmative.

- Ca demande un certain entraînement de pouvoir manger eux sundae d’affilée.

Plongé dans ses pensées, le petit garçon contemplait l’ironie de la situation. Lisa ne lui avait-elle pas dit que ce serait lui qui serait malade s’il reprenait du dessert ?

Après avoir embrassé son fils sur le front, le policier lui conseilla vivement d'oublier sa manie de réveiller sa sœur de cette façon. Puis il répondit à sa première question après que Claire soit entrée.

Fletcher, à Claire: « Bonjour chérie... - il l'embrasse avant de répondre à Nigel – Voilà Lisa est malade alors ce sera des tartines avec du lait et des céréales. »

Il servit Claire, ses habitudes étaient simples au petit-déjeuner et elle n'aimait pas le changement sur ce point-là. Comme sur d'autres d'ailleurs... Il lui présenta aussi ses excuses pour les réveils réguliers dans la nuit.
Deux tartines de confitures de groseilles et un bol de lait plus tard, Fletcher avait décidé malgré lui de répondre au questionnement de son fils.

Fletcher: « Et non elle n'a pas trop mangé, elle est nauséeuse, c'est normal quand on attend un enfant. »

Même si prier pour qu'il ne pose aucune question était chose vaine, Fletcher le fit quand même intérieurement. D'ailleurs, il enchaîna avec une question fort intéressante pour le garçon.

Fletcher: « Tu veux manger quoi alors, pain ou œufs? »

- Du pain.

Nigel répondit sans conviction. Il était généralement assez mou le matin et avait besoin d’être constamment pressé pour ne pas arriver en retard à l’école. Claire, elle était déjà en train d’entamer sa seconde tranche de pain et ne tarda pas à quitter la table pour aller prendre sa douche.

Nigel était perdu dans ses pensées et ne pensait pas trop au petit déjeuner qu’il avait devant lui, ni à l’heure qui tournait.

- Papa, quand est-ce que j’aurai ma playstation ?

Pressé par son père avec la menace ultime, Nigel passa la vitesse supérieure. Il avala son petit déjeuner à un rythme normal, prit une douche et sortit de la salle de bain au moment où sa sœur sortait de l’autre.

Lavés, habillés, cartables sur le dos, les enfants attendaient devant la porte d’entrée comme des soldats qui attendent le passage en revue de leur sergent.

Après que Fletcher eut légèrement modifié la coiffure de sa fille, celle-ci remit ses cheveux exactement comme ils étaient avant. Apparemment, c’était fait exprès et son regard de défi mêlé d’un sourire de bonne humeur indiquait qu’elle n’avait pas confiance en le sens de l’esthétique de son père. Nigel partit à l’école avec des images de jeux-vidéos plein la tête.

Il y eut deux sonneries avant que Fletcher n’entende la voix de sa sœur.

- Bonjour, vous êtes bien sur la messagerie de Diane Fitzgerald. Je ne suis pas disponible pour l’instant, veuillez laisser un message après le bip.

Le bip retentit et Fletcher pouvait laisser son message.